Jérôme Lindon, numéro 214 au registre des Maquis de Vabre. Membre de la deuxième section de la deuxième compagnie.
- 1925 : naissance le 9 juin à Paris.
- Mai 1944 : présent au maquis de La Malquière.
- 6 juin 1944 : montée au maquis.
- 1946-1948 : chef de fabrication aux Éditions de Minuit.
- 1948-2001 : directeur des Éditions de Minuit.
- 2001 : décès le 9 avril à Paris.
Non homologué FFI.
Cité dans le livre « Le Chargeur n’a que vingt balles », pages 52, 120, 126.
- Jérôme Lindon : « Cinquante ans après, on ne conserve plus de sa jeunesse qu’un souvenir ténu : seules quelques sensations émergent encore ça et là de l’oubli. C’est une nuit d’été à la belle étoile. Je suis allongé sur le dos, contemplant le ciel où je m’efforce distraitement de repérer les quelques constellations dont je connais le nom. Il y a une dizaine de copains auprès de moi et l’atmosphère est celle des veillées scoutes, quand le feu de camp s’est depuis longtemps mué en braise. Quelques heures auparavant nous avons quitté la ferme de Laroque qui nous abrite depuis plusieurs semaines pour gagner, dans nos camions à gazogène, le terrain où doit avoir lieu le parachutage, large espace dégagé surplombant la route d’accès à flanc de coteau. Et tout à coup, sans qu’on l’ait entendu venir, l’avion anglais est là, en rase-mottes, assourdissant. Il s’éloigne, vire aussitôt et repasse, ayant pris de l’altitude, dans l’axe de nos lampes à acétylène alignées. Nous ne tardons pas à distinguer dans le ciel les traces qu’il a laissées sous forme de vastes corolles blanchâtres. Je revois ensuite les attelages de bœufs, prêtés par les paysans amis, qui tirent sur l’herbe les containers, on ne dit pas encore “conteneurs”, et les assemblent au bord du pré pour que nous les chargions ensuite dans les camions. Des camarades ont ouvert l’une de ces caisses métalliques et nous y découvrons, enrobés de graisse, une mitrailleuse Hotchkiss qui fait l’admiration générale : cela va nous changer de ces mitraillettes Sten qui ont tellement l’air de jouets. Un moment plus tard, je descends le sentier qui conduit à la route où nous attendent nos véhicules. Je ne suis qu’à quelques mètres de ceux-ci lorsque éclate soudain, juste devant moi, un fracas d’armes automatiques. Nous saurons plus tard qu’un convoi automobile allemand, tous feux éteints, peut-être guidé par une dénonciation ou seulement alerté de loin par notre balisage lumineux, est tombé à l’improviste sur ce rassemblement illicite. Heureusement, dans l’obscurité, aucun de nos chauffeurs n’est atteint. Mais la situation exige des décisions rapides. Nos chefs choisissent de décrocher, pour éviter que les Allemands ne s’avisent de monter nous attaquer sur ce plateau dénudé. Tant pis pour les containers, nous les abandonnerons sur place, nous contentant d’emporter la seule mitrailleuse dégagée et ses bandes. Dans le petit matin qui vient, nous nous formons en colonne l’arme à la bretelle, pour regagner par l’intérieur, à quelques kilomètres de là, la ferme où sont demeurés une partie de nos camarades dont nous ignorons le sort. Parvenus à proximité de notre objectif, Gilbert nous fait faire halte dans un petit bois. Le détachement attendra ici, tandis que notre chef ira vérifier lui-même, en éclaireur, que l’accès au camp ne présente pas de danger. Peut-être parce qu’il est mon ami, et que je suis le sien, Gilbert me désigne pour l’accompagner. Nous repartons donc tous les deux seuls. Je ne conserve aucun souvenir de ces derniers moments passés ensemble. avons-nous parlé ? Sommes-nous au contraire restés silencieux, attentifs aux périls qui pouvaient nous menacer ? Je me remémore uniquement, sur la route haute que nous avons fini par atteindre, au débouché du chemin de terre qui descendait vers Laroque, la rencontre avec ceux des nôtres, restés au camp, qu’avait naturellement inquiété, au milieu de la nuit, le lointain écho de notre accrochage. Mais déjà, Gilbert, qui doit reprendre ici la direction des opérations, me commande d’aller rejoindre notre détachement arrêté dans le bois voisin et d’y attendre ses instructions. Rebroussant chemin, je commence par suivre la route, puis je la quitte pour couper en contrebas à travers champs. J’ai parcouru une cinquantaine de mètres dans un pré incliné lorsque, portant mon regard sur la chaussée que je viens d’abandonner, je vois surgir devant moi, débouchant d’un virage masqué par la pente, un blindé ennemi. Avant d’avoir pu réagir, j’en aperçois derrière un autre, puis un troisième. C’est toute la colonne blindée qui s’avance dans le plus profond silence. Au sommet du premier véhicule, la tête casquée d’un officier émerge de la tourelle. Je me rends compte que le convoi va fondre dans un instant sur Gilbert et mes camarades. Alors je décide ! Non ! Je ne décide rien du tout, je suis incapable de réfléchir, je reste là, debout, exposé au regard et au feu de l’ennemi, et puis je m’aperçois que j’ai armé mon fusil et que j’ai tiré, non pas sur l’officier dont le visage est maintenant tourné vers moi, je serai bien en peine de viser, mais en l’air, afin que la détonation alerte mes camarades. Comme un coup de fusil paraît incongru dans la douceur de cette matinée d’été ! L’un après l’autre, les blindés me dépassent : ils avaient sans doute reçu instruction de ne pas ouvrir le feu prématurément pour maintenir jusqu’au bout l’effet de surprise. Ensuite, un blanc. J’ai rejoint le groupe du parachutage que j’avais quitté une demi-heure auparavant. C’est alors que la fusillade éclate à Laroque. Le combat va durer de longues minutes, hors de notre vue. La seule impression dont je me souvienne est une immense fatigue. Quoiqu’il arrive, je sais qu’il me serait impossible de faire un pas de plus. Nous sommes allongés, à l’abri de quelques buissons, l’arme en joue, attendant, l’esprit vide, une attaque qui ne viendra pas. Pendant ce temps, les Allemands, qui ont incendié Laroque, refoulent ses défenseurs vers le bas de la pente où, apprendrons-nous plus tard, un détachement ennemi montant de la vallée va les prendre à revers. Le lendemain, après avoir découvert sur les lieux du combat les ruines encore fumantes de notre ferme, nous sommes partis à la recherche de ceux d’entre nous qui n’avaient pas rejoint, la veille, le point de ralliement convenu. C’est moi, je crois, qui ai aperçu le premier au pied d’un arbre le corps de Gilbert, dans la position du tireur couché, ses plaies couvertes de mouches. Il aura fallu cinquante ans, et votre insistance, pour que je parvienne à écrire cela.
Sources : Amicale des Maquis de Vabre,